Auteur : René GAQUIÈRE
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Au-delà du destin contrasté d'une jeune paysanne, Marguerite, la petite fille de Vitale (« Le Chauche-Vieilles » - Ed. CREER), c'est la vie intime d'un petit village ordinaire de la France profonde dans la première moitié du XVIIIè siècle qui nous est conté ici. La vie est difficile, les maux nombreux et imprévisibles. À croire qu'une malédiction frappe le village. Quoi de plus commode, en effet, qu'un mauvais sort pour tout expliquer ? Vite un bouc émissaire ! Dès lors chacun a le sentiment d'être le protagoniste d'une tragédie qui s'est nouée sans lui et sur laquelle il n'a aucune prise. Du moins jusqu'à ce que le temps se charge de déciller les yeux... Bon sens et superstition, rouerie, naïveté, bassesse ou grandeur d'âme, autant de passions agitant ces âmes simples qui nous apparaissent tout à coup si familières qu'on les croirait nos contemporaines. Car au fond, ce que nous révèlent les péripéties bouleversantes de cette modeste existence de femme ne sont que les bonheurs et les misères de l'éternelle condition humaine. Un récit magnifique et débordant d'humanité conçu à partir des archives de l'époque (aucun nom, date, lieu n'a été changé), à mi-chemin entre chronique et fiction.
EXTRAIT
« On dirait un escargot avec une épingle plantée dans son dos. » conclut le petit Pierre au terme d'une longue et laborieuse méditation. Mais il est clair que sa comparaison ne le satisfait qu'à moitié, aussi jette-t-il par en dessous un coup d'œil aux hommes, en quête d'un avis, peut-être d'une approbation, car à cet âge-là, le doute aussi bien que la certitude n'est jamais assuré, comme chez les adultes.
Simon Hospital et le Cadet ne l'entendent pas, semble-t-il. Tous deux, pensifs, regardent fixement un énorme moellon du mur. C'est apparemment la seule pierre de calcaire de toute la construction. Il se présente sous la forme d'un bloc massif, soigneusement équarri et scellé à un mètre du sol environ. Depuis des années, on passait devant plusieurs fois par jour sans lui prêter attention. Personne non plus ne s'était jamais demandé ce qu'il faisait là, de manière si incongrue, à l'angle du pourtou. Bref, c'était une pierre singulière mais sans plus. Or aujourd'hui voici que le moellon revêt un caractère énigmatique, vaguement menaçant. Il ne fait plus de doute qu'il a toujours eu une signification particulière qu'on a trop longtemps méconnue mais qu'il n'est désormais plus question d'ignorer. Il y aurait même péril, les deux hommes le présentent obscurément, à laisser ce mystère sans réponse.
- Cela fait penser à l'extrémité d'une crosse d'évêque, avance timidement Simon, sans quitter des yeux la redoutable pierre qui semble leur faire un mauvais clin d'œil. Ou alors un scolopendre enroulé... Une pelote de laine, peut-être...
Le petit Pierre gratifie son père d'un regard dubitatif. Ce n'est point ainsi, manifestement, que lui voit les choses.
- J'admire ton imagination, Simon ! dit Antoine Malouet. Mais as-tu seulement vu un jour un évêque ? Ou même embobiné une pelote de laine ?...
Simon se prend le menton dans la main gauche, comme il a vu faire au curé quand il réfléchit. Car Simon a des prétentions intellectuelles, des prétentions qu'il n'a jamais pu assouvir, si bien que faute d'être clerc, il s'en donne volontiers l'aspect et les manières.
- Quoi, alors ? finit-il par céder, à court d'imagination.
- Alors ? Alors, ça ne ressemble à rien, et c'est bien ce qui m'inquiète.
Le Cadet désigne le moellon d'un doigt rageur.
- Pourquoi, diantre, ce dessin qui ne ressemble à rien ?
En effet, ce dessin ne ressemble à rien. Maladroitement gravé dans la pierre tendre, c'est une spirale de cinq ou six enroulements dont l'extrémité du dernier est reliée au nœud de la spirale par un trait vertical.
Jean Chavrier qui vient d'arriver de son pas pesant rendu encore plus lourdaud par la neige, n'a pas besoin de se faire expliquer longtemps ce qu'il y va pour se rendre compte de la gravité de la situation.
- C'est le mendiant qui l'a tracée, dit le petit Pierre en désignant du menton l'inquiétante figure cabalistique. Moi, j'étais grimpé sur le noyer défeuillé, là-bas, pour mettre de la glue sur les branches vu qu'en ce moment les oiseaux n'ont guère de force et qu'ils doivent se poser souvent. C'est alors que je l'ai vu. C'était le guenilleux d'hier qui sortait de chez le Cadet. Il était tout seul et je l'ai vu s'arrêter devant le pourtou et regarder comme ça, tout autour de lui, d'un air inquiet. Tout pareillement qu'un lapin aux aguets. Alors, je me suis dit en moi-même : ouvrons l'œil car ce paroissien-là a tout l'air de mijoter quelque mauvais coup. Alors, je l'ai vu prendre quelque chose dans sa besace. Il a encore filé l'œil autour de lui et puis, d'un seul coup, il a fait comme ça sur le mur.
Le poignet du garçon exécute une sorte de moulinet comme s'il touillait un récipient renversé.
- Je n'y tenais plus de curiosité mais j'ai quand même attendu que le traîne-besace s'en aille. Pour lors je suis descendu de l'arbre et j'ai couru jusqu'ici.
L'enfant hésite un instant, effrayé, dirait-on, par la réalité inquiétante qu'il s'apprête à révéler, le monstre endormi au réveil imminent.
- Et j'ai vu ça...
